Généalogiquement lié à HENRY COW et ART BEARS, le groupe NEWS FROM BABEL fait mentir tous ceux qui voient dans le Rock In Opposition un genre surtout instrumental. Créé dans les années 1980 par Lindsay COOPER et Chris CUTLER avec Dagmar KRAUSE et Zeena PARKINS, le groupe - qui n'a connu d'existence qu'en tant que projet studio - a exploré le format « chanson » avec une audace et une inventivité qui le hisse au rang des références indispensables des musiques nouvelles européennes. La récente parution sur ReR Megacorp (distribution Orkhêstra) d'un coffret regroupant les oeuvres complètes du groupe est l'occasion de s'imprégner de nouveau de son univers à l'austérité battue par les vents hivernaux, dans cette tour maudite où l'ivoire a cédé sa place à des pierres humides gravées de symboles occultes et contestataires...
Compte tenu de la présence de Dagmar KRAUSE, à la voix immanquable par définition, et de celle de Chris CUTLER, il est évidemment difficile de ne pas voir en NEWS FROM BABEL le descendant tant généalogique que musical de HENRY COW et d'ART BEARS. Spécialement avec ce dernier, les similitudes sont patentes du fait de l'utilisation des techniques de studio et de l'adoption pour les compositions d'un format court tendance chanson. Mais toutes les musiques sont cette fois écrites par Lindsay COOPER, qui leur a imprimé sa marque sonore spécifique.
Quand NEWS FROM BABEL a vu le jour en 1983, Lindsay COOPER était déjà pourvue d'un solide bagage technique et de fortes compétences d'écriture. Issue du milieu de la musique classique, elle a rejoint à vingt ans le groupe acid-folk COMUS en 1971 et a intégré HENRY COW en 1974, apportant les spécificités sonores du basson et du hautbois qui contribueront à faire du groupe le fer de lance des « musiques nouvelles européennes ». Lindsay COOPER y a fait également ses débuts de compositrice, signant toutes les pièces de la face B de l'album
Western Culture. Après avoir co-fondé en 1977 le FEMINIST IMPROVISING GROUP avec Sally POTTER, Georgie BORN et Maggie NICHOLS, elle s'est mise à diriger pour la première fois un groupe, le Lindsay COOPER FILM MUSIC ORCHESTRA, avec lequel, comme son nom le laisse deviner, elle a enregistré des pièces pour la TV et le cinéma, notamment les films
Rags et
The Goldiggers. Toutes ces expériences ont amené à faire de Lindsay COOPER une multi-instrumentiste, jouant, outre le basson et le hautbois, trois types de saxophones (alto, soprano et sopranino) ainsi que des claviers, de la flûte, de la basse et de la guitare.
Enfin, NEWS FROM BABEL a révélé également une artiste new-yorkaise qui s'est depuis taillée une grosse réputation dans le milieu des musiques nouvelles et improvisées : la harpiste et accordéoniste Zeena PARKINS, que Chris CUTLER avait rencontrée alors qu'il jouait au sein du groupe BLACK SHEEP de l'ancien saxophoniste de HENRY COW, Geoff LEIGH, et qu'elle faisait l'ours (!) au sein du JANUS CIRCUS.
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C'est la lecture d'un ouvrage de l'essayiste George STEINER, Après Babel, une poétique du dire et de la traduction, qui a inspiré à Chris CUTLER le nom du groupe, et plusieurs de ses textes (politiquement engagés et ésotériquement formulés) font du reste référence à l'œuvre de STEINER. Le premier album de NEWS FROM BABEL, paru à l'époque en format « Maxi-45Tours », était constitué de deux parties (une par face) répondant chacune à une thématique spécifique : Sirens and Silences et Work Resumed on the Tower. On retrouve dans cet opus ces climats d'austérité et de déréliction réminiscents du Winter Songs d'ART BEARS, avec ces chants évaporés sitôt apparus, ces mélodies clairsemées souvent cernées par des attaques dissonantes ou des emballements rythmiques fugaces (Dry Leaf, Black Gold), ces phrases balancées telles des bouteilles dans une mer aux houles stridentes (Odysseus), ces voix spectrales démultipliées, ces rythmiques sentencieuses et abstruses, ces visions fluettes de ruelles humides et de cabaret blafard, bref ces penchants « musique de chambre claustrophobe ».
Avec ses harpes acoustique, électrique et préparée et son accordéon, Zeena PARKINS ajoute un cachet spécifique au son de NEWS FROM BABEL, même si elle ne donne pas encore sa pleine mesure (sauf dans Arcades). Les morceaux de la face Work Resumed on the Tower jouissent d'une écriture plus étalée et d'une orchestration un brin plus étoffée. Invité de circonstance, Phil MINTON (qui avait déjà participé au groupe de musiques de films de Lindsay COOPER) y donne du souffle, intervenant à la trompette et ajoutant son timbre de voix massif à celui de Dagmar KRAUSE dans Anno Mirabilis.
Après deux ans de silence, NEWS FROM BABEL enregistre un second album qui paraît (lui aussi sous forme de maxi 45 Tours) en 1986, Letters Home, du nom d'un recueil de la poétesse et romancière américaine Sylvia PLATH. A l'époque, ceux qui avaient souscrits à la publication de l'album avaient reçu gratuitement un 45 Tours à face unique comportant la seule composition écrite par Zeena PARKINS pour NEWS FROM BABEL, le mystérieux et hiératique Contraries chanté par Dagmar KRAUSE. Cette dernière n'a cependant pas pu être très disponible pour l'enregistrement de Letters Home, et c'est pourquoi sa voix ne se fait entendre que sur deux titres.
Du coup, le second disque de NEWS FROM BABEL se démarque du premier au moins par sa plus grande variété de timbres vocaux. Trois autres voix se font entendre dans Letters Home : celle de Phil MINTON, toujours judicieuse dans ce contexte ; mais aussi celle, plus nonchalante, de Sally POTTER, autre complice du groupe de musique de films de Lindsay COOPER
(et réalisatrice du film The Gold Diggers), et enfin celle de Robert WYATT, qui plante un décor lugubre et hivernal dès l'ouverture du disque en chantant « This life is bare and cold, and I am old and tired of truth » (Who Will Accuse ?). Pas de doute, on est dans le « Chamber Rock Bottom » ! Et quand le même Robert rejoint Dagmar KRAUSE sur la pièce finale, Late Evening, il ne faut pas longtemps à l'épiderme de l'auditeur pour frissonner.
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L'autre particularité de
Letters Home est d'offrir des arrangements plus riches et ouverts. Les lignes du basson de Lindsay se font même plus dynamiques... voire sémillantes (
Heart of Stone,
Dragon at the Core), et les harpes de Zeena PARKINS y sont plus prépondérantes. De plus, Bill GILONIS (du groupe THE WORK) a été invité à garnir l'ensemble de quelques notes de guitare et de basse Si certaines mélodies sont donc plus accrocheuses, les textes de Chris CUTLER par contre, sont toujours aussi obscurs et bilieux, ce qui crée des effets de tension et des contrastes saisissants entre textes et musique. Cette fois, on a davantage affaire à des chansons au sens quasi classique du terme, ce qui n'empêche pas les usuelles ruptures, dissonances et architectures tortueuses typiques du Rock In Opposition. Indubitablement,
Letters Home est l'album d'une maturité nouvelle pour NEWS FROM BABEL, celui qui peut séduire même un public moins accoutumé à la grammaire sophistiquée de la famille HENRY COW, à condition toutefois d'être un tant soit peu familier des climats crépusculaires qui favorisent le réveil des blessures internes et des doutes métaphysiques.
Après
Letters Home, plus aucune nouvelle ne nous est parvenue de Babel, mais la petite famille réunie autour de ce projet studio en prolongera l'écho dans des œuvres subséquentes, telles que
Music for other Occasions de Lindsay COOPER, ou encore les
Domestic Stories de Chris CUTLER, Lutz GLANDIEN et Dagmar KRAUSE.
En 1990, les deux albums de NEWS FROM BABEL ont été réédités sur un seul CD chez ReR Megacorp. Le coffret paru fin 2006 n'est ni plus ni moins qu'une réédition remastérisée et repackagée sous une forme plus puriste pour l'auditeur (deux CD, un par album) et plus commercialement juteuse pour le label (deux CD au lieu d'un), avec tout de même une cerise sur le gâteau : ce coffret comprend en effet la réplique miniaturisée du single
Contraries, lequel ne figurait pas sur le CD de 1990 (alors qu'il y avait la place...). C'est donc bien d'un recueil d'œuvres complètes qu'il s'agit ! Toutefois, cette réédition a été manifestement faite dans la précipitation, puisque plusieurs erreurs se sont glissées dans les « tracklists » : ainsi, sur le premier album,
Dry Leaf est cité deux fois, la seconde à la place d'
Anno Mirabilis (merci pour lui !), et dans le second CD, les morceaux sont carrément listés dans le désordre ! De plus, dans le découpage des pistes de
Sirens & Silences, le morceau
Auschwitz, en principe associé à Babel, a ici été couplé avec
Odysseus. Ces menues gaffes ont hélas tendance à devenir systématiques dans les rééditions du fond de catalogue de ReR, et on ne peut que le déplorer. Reste le confort d'écoute que procure la remastérisation, en revanche irréprochable. Grâce à elle, ces nouvelles ont pu rester fraîches !
Site : www.rermegacorp.com