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Toucher le fond


     

LOIN DE LA MER
Stan Cuesta



 



    Stan Cuesta by Guillaume Bonnefon




La musique a gâché ma vie
réunit une douzaine de nouvelles de Stan Cuesta sur son enfance et sa jeunesse au prisme de la musique qui envahit peu à peu tout son univers mental. Dans l'une d'elle, Loin de la mer, il évoque sa relation passionnelle avec Rock Bottom, jusqu'au jour où il rencontrera en personne Robert Wyatt de passage à Paris...
 


[...] Rock Bottom, je ne peux l'écouter que seul. Pour la bonne raison que le premier titre, « Sea Song», me fait pleurer. Réellement. C'est automatique, physique. Dès les premiers mots. À tous les coups. Même longtemps après l'avoir entendu pour la première fois.

Cette « chanson de la mer » est une plongée dans les abysses. Tout l'album, en fait: «To hit rock bottom», c'est «toucher le fond», «être au plus bas». Une étrange déclaration d'amour, probablement écrite pour Alfie, sa femme. C'est elle qui, justement, dessine les fonds sous-marins de la pochette : «You look different every time / You come from the foam crested brine / Your skin shining softly in the Moonlight» (Tu sembles différente à chaque fois / Tu viens de l'écume mousseuse de la mer / Ta peau brillant doucement au / Clair de lune). Il la compare à un animal sous-marin, «Une bête qui change selon les saisons / Comme l'étoile de mer qui dérive/Avec la marée.»





Je plonge avec lui dans cette mer sombre et inquiétante. Peut-être que parfois je pense à un autre animal marin, une femme qui nageait pour oublier, sans cesse, partout. Pour oublier son passé, son malheur. Sauf qu'elle ne s'était pas arrêtée de nager pour moi. De la plage, je la regardais aller et venir dans la baie d'une île grecque, un kilomètre, deux, trois... Pour ce que j'en sais, elle nage toujours. Mais je ne suis plus assis sur le sable à l'attendre. Je suis assis dans mon fauteuil défoncé, loin de la mer.

Pourtant, « Sea Song » me bouleversait déjà bien avant, à une époque où je n'en comprenais pas les paroles, où je ne m'en souciais même pas. La seule voix de Robert Wyatt suffisait à me faire toucher le fond.

Je n'avais pas découvert cet album quand il était sorti, mais presque dix ans plus tard, au début des années quatre-vingt. Je faisais des études. Des études chiantes, longues, difficiles et qui ne m'intéressaient pas. C'était une école d'ingénieurs, loin de Paris, sur un plateau désert battu par les vents. Pas de commerces, pas de café, pas de journal, rien. Un parking (je n'avais ni voiture ni permis), des champs de maïs à perte de vue, et l'autoroute à l'horizon. J'étais logé sur place, dans une espèce de cube moche et sale, à cent mètres de l'école.

On était deux par appartement. L'autre, on l'appelait le « copiaule ». Le mien puait des pieds, il était breton. Je ne sais pas si ça a un rapport, je ne pense pas. C'était le mec qui puait le plus des pieds de toute l'école - plusieurs centaines d'élèves. Un cauchemar. Il n'était pas méchant, juste demeuré, comme la plupart des élèves ingénieurs. Salle de bains commune et cloison en papier entre les deux piaules sinistres. C'était la première année, avant que je ne m'enfuie et que je ne rentre tous les jours à Paris. Plus tard, je n'irai même plus en cours. Mais à l'hiver 1983, je suppose que j'y allais encore. Pour tenir le coup, j'avais ramené un vieil électrophone en ruine, fait de bric et de broc, pièces disjointes récupérées à droite et à gauche. Tout le monde avait des radiocassettes à cette époque. Mais moi, j'avais besoin de vinyle. Ça n'a pas duré longtemps, l'engin a très vite lâché, ou moi, ou les deux... Je ne me souviens que d'un disque, ce Rock Bottom que je venais de découvrir, probablement en l'achetant, un peu par hasard, d'occasion, comme souvent.

Les cours commençaient à neuf heures. Il neigeait, il gelait, il fallait se lever dans le froid, puis marcher dans le blizzard pour aller écouter pendant des heures des mecs sinistres en costard nous assommer avec des trucs du genre électrotechnique, électronique, informatique, je ne sais quoi, ça ne m'intéressait pas, ça ne m'a jamais intéressé, je m'en foutais, je trichais aux épreuves. Tout le monde trichait, tout le monde avait la moyenne. Toujours.

Ce qui est dur, c'est de rentrer dans ces écoles. Une fois qu'on y est, on en sort avec le diplôme, même si on n'y a rien fait : j'en suis la preuve vivante. L'élite de la nation. Pour la plupart, une bande de puceaux débiles, laids et ricaneurs. Les futurs dirigeants de la France. Pour se faire virer, ou même pour redoubler, il faut mettre le paquet. Ce qui veut dire, en gros, se droguer (et faire une overdose), être alcoolique au dernier degré, se suicider, mettre le feu à l'école ou assassiner un enseignant. En dessous de ce niveau, ça passe.

Donc, mon réveil sonnait vers huit heures, clic, j'envoyais Rock Bottom. Je restais couché, il faisait très froid, sombre, du givre et de la neige par la fenêtre et, en point de mire, la perspective de passer une journée - puis une vie entière - atroce. J'étais totalement démoralisé. Bref, j'étais mûr pour cet album. Je pleurais un bon coup. Ensuite, ça n'allait pas mieux du tout, évidemment. Mais je me sentais un peu moins seul. Le mec qui avait écrit ces chansons, joué cette musique et qui chantait avec cette voix tellement émouvante ne pouvait être qu'un collègue...

De quoi me plaignais-je finalement ? Lui était en chaise roulante pour le restant de ses jours après être tombé d'une fenêtre, dans des circonstances troubles, dix ans plus tôt. D'ailleurs, ces chansons, il les avait écrites sur son lit d'hôpital.

Quelques années plus tard, je traînais avec un groupe vaguement à la mode. On faisait la tournée des plages, boîtes de nuit, play-back complet, la grande arnaque, n'importe quoi. Le chanteur n'était pas très à l'aise dans son rôle d'icône pop à l'assaut du Top 50. En fait, il aimait Rock Bottom et plein d'autres choses comme ça. Ça nous rapprochait. Je nous revois, en Corse, au bord de la mer, en plein soleil, complètement décalés, avec en bande-son un truc atroce dégoulinant de synthétiseurs, et lui qui s'esclaffait, comme toujours, en me disant: «Ah ouais, toi t'aimes que la musique triste» (sous-entendu « t'es comme moi »). On parlait de « l'album le plus triste du monde ». On rigolait bien. À notre façon. C'était un code entre nous, comme ça l'a été par la suite avec nombre de musiciens que j'ai connus qui adoraient ce disque, une sorte de mot de passe entre misanthropes, râleurs et autres mauvais coucheurs, de Pascal Comelade à Jean-Louis Murat.

Ce dernier, je l'ai retrouvé un beau jour dans un hôtel chic parisien. Il venait interviewer Robert Wyatt pour un magazine télé catholique de gauche, excité comme un gosse. J'attendais qu'il ait fini, car j'étais le suivant sur la liste, venu moi aussi rencontrer la légende - pour Rock & Folk - et tout aussi heureux de le faire. Un des plus beaux jours de ma vie, probablement, dont le souvenir est à la fois flou et vivace. Il me semble qu'on n'a quasiment pas parlé de Rock Bottom, ni de « Sea Song» ni de chansons tristes. Wyatt était très sympa, très gai, très drôle.

Je m'extrais du fauteuil, allume une autre cigarette, change de disque. Et j'ai un flash. Il n'y avait pas que des cons. Parfois un gars sortait du lot. Un par classe, pas plus. Ça me revient d'un coup, dès les premières notes de cet album que je n'avais pas écouté depuis une éternité : la réédition du premier Matching Mole que je viens enfin d'acheter en CD après l'avoir eu en K7, puis en vinyle, toujours avec une bonne dizaine d'années de retard. Matching Mole, c'était le groupe de Wyatt après Soft Machine - d'où le jeu de mots phonétique en français sur le nom - et avant l'accident.

En math sup, la première année de classe préparatoire, la pire, à Jean-Baptiste-Say, il y avait ce mec dont j'ai oublié le nom, une sorte de baba beau gosse. On était en 1979. C'était l'année la plus déprimante parce que j'étais toujours dans le même lycée, et que plein de potes étaient toujours là, un ou deux ans derrière moi, en terminale ou en première, et continuaient à faire ce que je faisais l'année d'avant avec eux, c'est-à-dire de la musique, la seule chose qui m'intéressait vraiment, alors que moi, je ne pouvais plus suivre, à cause de ces études pourries. C'est à ce moment-là que j'ai raté ma vie pour la première fois.

Bref, ce beau mec aux longs cheveux blonds, grand, bronzé, probablement riche, s'est révélé être un fan absolu de Matching Mole et en particulier du bassiste, Bill McCormick. Ça ne s'invente pas... Je ne sais plus comment on en était venus à parler de ça, parce qu'en général, les conversations, c'était plutôt interro de maths, colle de physique, etc. Probablement une neurasthénie commune. Aujourd'hui, en réécoutant la voix déchirante de Wyatt sur « O Caroline » et « Signed Curtain », je repense à lui et je voudrais lui dédier ces quelques lignes... Après des petites vacances, je ne sais plus lesquelles, il n'était plus là. Un prof a fini par nous dire qu'il était mort dans un accident de la route, avec toute sa famille.

Je ne retrouverai jamais son nom, je n'ai aucun autre souvenir de cette époque, je ne m'étais fait aucun autre ami dans cette classe. Même lui, je l'avais oublié. Eh, machin, là-haut, je pense à toi ! Et ouais, Bill McCormick était un sacré bassiste.