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 Dans l'ombre de... Robert Wyatt - Elle cultive son image - Télérama - N° 3679 - du 18 au 24 juillet 2020




ELLE CULTIVE SON IMAGE

Double fusionnel de Robert Wyatt, Alfreda Benge est sa manageuse et sa parolière occasionnelle.
Elle est surtout la dessinatrice des pochettes de ses albums, aussi identifiables que la musique de son compagnon.


Par François Gorin



« Un peu poisson, un peu marsouin, un peu bébé cachalot...»
C'était une façon singulière de décrire l'être aimé dans une chanson. Mais Robert Wyatt, qui en 1974 dédiait Sea Song à sa nouvelle compagne, Alfreda Benge, était tout sauf un chanteur pop ordinaire. Et cette ode marine, juste un hommage parmi d'autres sur l'album Rock Bottom, est considérée encore aujourd'hui comme le chef-d'œuvre du musicien anglais. Car pour Wyatt, il y a eu un avant et un après «Alfie» - ainsi nommait-on cette jeune femme fougueuse et créative, qui attirait les regards dans des vêtements conçus de sa main. Près de cinquante ans plus tard, leur couple aussi évident qu'atypique est toujours soudé, rare exception chez les artistes. Et si Alfreda Benge s'est toujours contentée de l'aura discrète de «la femme qui dessine ou peint les pochettes », quiconque s'est intéressé à la vie et à la musique de Robert Wyatt sait qu'il lui doit plus encore.

De leur première rencontre, elle se souvient mieux que lui. Il y a eu les soirées où ils se croisaient. Un complot amical de leurs deux ex. Un concert de Matching Mole, le groupe que menait Robert en 1972. Un billet qu'elle lui fait passer: «Cher Robert, qu'en dis-tu?» L'affaire se conclut un soir où Alfie avait deux places pour les Kinks.

« On est rentrés chez moi et il n'est plus jamais parti. » Amoureux, Wyatt découvre un vrai personnage, et ses talents. Née en 1940 d'un père autrichien, Alfreda a suivi sept ans plus tard en Angleterre sa mère polonaise, remariée à un bibliothécaire aux idées larges. À Londres, elle a étudié les arts graphiques et la typographie, s'est essayée à la peinture mais sans priser la tendance conceptuelle du moment. Elle aime Chagall et Léger, les collages du dadaïste Kurt Schwitters (1887-1948). Déplorant qu'on tienne le dessin pour mineur, elle se tourne vers le cinéma, le montage, tout en fréquentant les clubs jazz de Soho, jouant les barmaids chez le saxophoniste Ronnie Scott, qui avait ouvert son propre club. Elle n'est donc pas dépaysée quand Robert Wyatt l'invite à se joindre à la tournée de Matching Mole. «Je leur préparais des sandwichs au pain de seigle et leur tricotais des bonnets de laine», se souvient-elle. Pour lui, c'est une phase transitoire. Il a été pendant quatre ans le batteur et chanteur de Soft Machine, le groupe qui faisait courir le Londres branché en fusionnant rock et jazz sur les brisées du psychédélisme. Un lutin blond, jouant souvent torse nu, explosif et inventif au point d'impressionner Miles Davis. Et ne lésinant pas sur les fêtes arrosées.


  Alfreda Benge et Robert Wyatt dans leur maison de Louth dans le Lincolshire, dans le Nord-Est de l'Angleterre.

Musicalement, Wyatt cherche une nouvelle voie. Quand, à l'hiver 1972, Alfie part à Venise travailler sur un film de Nicolas Roeg, Don't Look Now (Ne vous retournez pas), il la suit.
Et pour tromper l'ennui, sa compagne lui offre un petit orgue-jouet.
Là, il compose les premiers rudiments de Rock Bottom. Le 1er juin 1973, Wyatt et Benge sont conviés à une soirée londonienne hippie-bohème. Le batteur fantasque abuse des mélanges, passe par la fenêtre et chute de trois étages. Le dos brisé, il sera désormais paraplégique. La vie de Robert Wyatt prend alors un triple tournant. Le 26 juillet 1974, il épouse Alfie. En fauteuil roulant. Le même jour sort l'album Rock Bottom. Sa pochette au doux trait grisé montre une plage et la mer où des enfants jouent, et les fonds marins si bien évoqués par cette musique fascinante. Elle est signée Alfreda Benge. «Sur le moment, j'ai eu le trac. Je n'avais pas dessiné depuis longtemps. Mais ça m'a rassurée de pouvoir utiliser mes talents tout en restant à la maison pour m'occuper de lui. » Dès lors, Alfie devient le double graphique d'un musicien qui, obligé de renoncer à la batterie, se concentre sur le chant et les claviers, et ne se produit quasiment plus en concert. Les pochettes de Wyatt deviennent aussi identifiables que sa musique, même si le nom de l'artiste est moins connu que le sien. Rester dans l'ombre ne cause nulle frustration à Alfreda Benge. Elle n'a jamais pensé carrière, se dit satisfaite d'être vue comme une simple illustratrice et bénéficiant de la gratitude exprimée par son compagnon - camarade serait un terme aussi juste, il fut un temps membre actif du Parti communiste britannique. «Elle n'a qu'une vie et elle me l'a consacrée. Si je gâchais mon existence, je gâcherais la sienne aussi», confiait Robert Wyatt à Télérama en 2007.



Unfinished Painting, un tableau d'Alfreda la représentant avec Robert.


Dix ans auparavant sortait Shleep un album à la genèse douloureuse dont la pochette, où le chanteur est lové contre un grand oiseau blanc en vol, sublime avec douceur la terrible réalité : des mois de dépression et d'insomnie. Wyatt avait replongé dans l'alcool, et son look de vieux sage adopté dès avant la quarantaine, longue barbe et cheveux blancs, cachait encore des démons. Cette fois-là, le couple a frisé la rupture. Shleep n'en est pas moins une des pochettes préférées d'Alfreda Benge. Son style tantôt coloré et naïf, proche des papiers découpés de Matisse, parfois joliment surréaliste ou tirant vers l'abstrait à la Miró, a pu s'épanouir et, à l'occasion, s'échapper vers les disques d'autres musiciens ou l'illustration de livres pour enfants. Il lui est arrivé d'exposer, mais elle rechigne à vendre ses œuvres, en donne plutôt à ses amis, et trouve un intérêt à sa peinture dans le plaisir qu'elle y prend. «Comme Robert a toujours gagné correctement sa vie avec la musique, j'ai pu éviter de me frotter au monde réel et m'offrir le luxe d'être une peintre du dimanche», résume-t-elle avec humour.

On ne saurait cependant oublier qu'elle a joué d'autres rôles auprès du musicien avec qui elle partage depuis trente ans une maison à Louth, bourgade du Lincolnshire dans le nord-est de l'Angleterre. En plus d'être sa manageuse dès les années 1970, elle lui a écrit des paroles, et quand la chanson était d'elle ne se privait pas d'intervenir en studio, en particulier pour faire refaire des prises vocales à ce chanteur génialement fêlé, qui a toujours misé sur la spontanéité. « Ça ne m'est pas difficile d'écrire pour Robert, car je connais son cerveau, ses préoccupations, ses valeurs...» Ce que Wyatt lui-même, sans peut-être anticiper la longévité de leur association, traduisait avec ces mots dans Sea Song: « Your lunacy fits neatly with my own. » Deux folies qui s'accordent impec : un secret pour durer ?

       
     
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