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 18 novembre : l'an 2000 ? - Rock & Folk - N° 14 - janvier 1968




Cet automne, la vague "hippie", ou plutôt son écume, atteint Paris sous la forme d'une imitation commerciale, comme d'habitude : en gros, une opération des marchands d'images ou de chiffons qui n'a pas tenu ses promesses. Cette fois, c'est le grand coup : on lance tout le folklore dans la bataille. La Nuit Psychédélique au Palais des Sports, c'est un peu la quinzaine anglaise des galeries machin. Les purs, ceux qui y croient, ne tarissent pas d'injures et d'amerturme sur l'apathie du public et le sabotage des exploiteurs : depuis J.-J. Lebel , qui essaiera vainement de créer un minimum de participation, de foi, jusqu'aux huit groupes anglais qui, pour l'occasion, avaient affrété un avion spécial : ils sont complètement écoeurés ; j'ai même entendu un des guitaristes hurler dans le micro : "c'est dégu... d'être dans un show de ce genre" - sans provoquer plus de réaction que sa musique. Robert, le batteur des Soft Machine, accusait même les organisateurs de sabotage à propos d'une sombre histoire de radio ou de salle : effectivement, le vendredi soir, d'interminables ballets-happenings sombraient dans la confusion, débordés par des migrations de spectateurs et de photographes cherchant "où quelque chose se passerait..."

D'autre part, le public, peu habitué à ce genre de foire, trouvait ça assez amusant, sans pourtant tomber dans le délire. Public hétéroclite, la grande réunion des hippies de Paris, presque tous anglais d'ailleurs, empanachés , portant des tuniques indiennes hautes en couleurs ou de splendides fourrures blanches ; ils pouvaient enfin parader librement dans leurs grandes tenues comme cela se fait couramment dans la rue à Londres ou à New-York. Et puis les autres, venus de tous les bords, par curiosité : les habitués du Golf Drouot, moitié hippies, moitiés blousons noirs ; l'un d'entre eux me dira : "C'est ça la musique hippie? Je croyais que c'était doux." Il semblait très déçu. Il y avait aussi des gens très bien, depuis Godard jusqu'à Terzieff et Annie Girardot ; ils trouvaient ça amusant.


Voilà, c'est ça, c'est amusant malgré tout, cette énorme surprise-partie où l'on peut se ballader, danser, écouter un peu et puis sortir son sandwich (ceux qu'on vend doivent être en or massif, encore un coup du business honni) ; on ne s'ennuie pas, même s'il y a du mauvais plus que du bon : il suffit de savoir regarder, de se laisser aller à cette liberté où l'on ne connaît personne et faire tout ce qui passe par la tête, ou ne pas faire ; c'est tout de même mieux que ces boîtes à ambiance obligatoire ou ces sauteries contraintes; pas de représentation conventionnelle, de prétention, fais ce qui te plaît, ce que tu aimes ; si ça plaît aux autres, tant mieux, sinon tant pis.




Ça serait une formule à étudier pour ce Paris où l'on crève d'ennui guindé et d'amusement sur commande ; et puis elle a fait ses preuves à San Francisco ou à Londres ; elle est sans doute difficile à transplanter ; il manque l'essentiel, un terrain préparé, favorable ; il faudra habiter nos meubles Napoléon III ou Louis Philippe encore un bon moment.

Quant au spectacle sur la scène, s'il s'effilochait beaucoup trop en longueur et en vides, il comportait pourtant des choses bonnes et mêmes certaines très bonnes (vous aurez compris que je parle des Soft Machine ; c'est vrai j'avoue que ça a été le coup de foudre la première fois que je les ai entendus). Mais ne commençons pas par le pain blanc. Les happenings et autres ballets sont mieux passés la seconde fois que la première ; à partir du moment où les gens commençaient à comprendre qu'on était là pour s'amuser ensemble et pas pour en recevoir plein la vue ; et puis le Palais des Sports était à peu près rempli, alors que le vendredi il avait l'air d'un cirque abandonné où erraient quelques âmes en peine.

Les pitreries indo-hippies des "Exploding Galaxies" étaient presque amusantes sans être explosives ; j'ai revu le chef de la troupe, Mike, au centre américain du Boulevard Raspail, il y faisait, avec David Aellen (ex Soft Machine), une première expérience publique de cette "chose" encore mal définie, dite "psychédélique" ou "environnement" ou "pop", sorte de happening poétique où il faut créer un environnement total, c'est à dire s'adressant à tous les sens à la fois : de l'encens brûle (comme pour le living theater) et, pendant qu'une bande magnétique passe, où se mêlent la guitare, des bruits, des voix humaines et même des cuillères entrechoquées, on dit de la poésie plus ou moins automatique, murmurée, ou bien enflée jusqu'au cri ; "machine-poetry", "instant music", "mixed medias", c'est encore un peu confus, mais quand ça passe, l'idée est passionnante ; et puis, il y a trop de convergence entre des tentatives aussi diverses que, par exemple, celles-ci, celles du living theater, de John Cage, de Pierre Schaeffer, du laboratoire de l'O.R.T.F., etc... pour que cela ne débouche pas sur quelque chose; quoi, on verra, quand la technique sera un peu mieux maîtrisée ; beaucoup de gens commencent à s'y intéresser. Cela n'est pas si éloigné du laboratoire audio-visuel où se mêleraient sociologie, image, musique, expérience sur le langage dont m'a parlé Godard.


Mais revenons à nos moutons ; je cite d'abord, rapidement : de la bonne production anglaise conforme avec le guitariste Keith West, des "tomorrows", qui mériteraient de faire mieux que ça ; ce groupe utilise pour lumière de scène une série de flashes bleus qui donnent l'impression de voir un film au ralenti, l'effet est étonnant ; il y a aussi les "tubes" du Spencer Davis Group, qui font du bon sous-Rolling Stones. Les "serpents" en plastique jaune et rouge du "plastic circus" descendent du plafond, sortis à la demande d'une drôle de machine, comme de la guimauve ; ils envahissent la scène puis la salle entière pendant que Lebel dit un texte d'Artaud.

Enfin, surtout, surtout, il y a les Soft Machine. On les a attendus longtemps mais ils ne décevront pas. "Incroyables machines" comme l'a crié quelqu'un dès leur entrée. C'est le seul moment où le public a été vraiment pris, "étonné" au sens fort. Si la musique psychédélique peut vraiment devenir quelque chose à côté du jazz, ils y seront pour beaucoup plus que les groupes américains comme les Jefferson Airplane ou les Velvet Underground qui, finalement, ne font rien de très nouveau - peut-être faut-il excepter Frank Zappa et les "Mothers", mais ils sont plus chansonniers que musiciens. Les Kaevin, le guitariste, commence par une chanson folk, presque douce, "My chateau", mais déjà dans sa voix de fausset, dans la dissonance de l'orgue électrique, on sent un faux calme, presque l'hystérie retenue ; et, sans transition...

Voici les grondements de l'orgue ; la sono est en permanence poussée au maximum, les projecteurs de la télévision s'éteignent ; alors commence ce que l'on ne sait pas comment appeler , ce spectacle total, cérémonie barbare ou futuriste ; pendant que les musiciens retrouvent l'état sauvage à travers l'électronique, le "sensual laboratory" projette ses explosions de lumières et de couleurs sur tous les écrans, de longues bulles mauves traversées de jaillissements de points rouges, des arborescences qui se développent au rythme de la musique, du torrent de résonances et de battements plutôt ; c'est hallucinant ; une sorte de kermesse du XXIème siècle. Chaque air dure au moins une demi-heure et l'on enchaîne sans interruption ; la batterie martèle ou mitraille, cependant que Mike, apparemment très calme alors que Robert est en transes, pousse l'orgue au paroxysme des grincements et des "fugues" dissonnantes : cela tient d'un complexe métallurgique, de la gare de triage, ou d'une tempête dans les câbles d'un pont suspendu. Pourtant, il y a un thème, et on le retrouve comme une pause, quand la voix aigre de Robert emerge de l'orage, sans qu'il cesse pour autant de battre. Mais les pauses sont rares ; ils ne sont pas ici pour ça ; ce qu'ils veulent, c'est une insistance, une violence venue du fond d'eux-mêmes qui brise, qui viole toute résistance ; après seulement, quand les barrières seront tombées, on pourra s'offrir un peu de dentelles et, soumis, on l'acceptera avec ses étrangetés.

Je n'ai pas compté combien de fois le guitariste assène "I dig it again", mais ça dure bien un quart d'heure, avec la batterie qui vous sonne les côtes d'un rythme qui devient deux fois puis trois fois plus long, seule l'imitation d'orgue d'Église est peut-être un peu facile... Le public n'en croyait pas ses oreilles ; les gens semblaient se réveiller d'un envoûtement qui les avait pris sans qu'ils s'en rendent compte ; tous ceux que j'ai interrogés ne pouvaient que dire "fantastique". Ils étaient sonnés, mais ravis. Alors "l'environnement" ça doit être ça. Je suis sorti, imaginant dans un futur proche ce genre de fête, de messe électronique, magie de l'an 2000, avec, sous la voûte futuriste visualisée, les descendants reconnaissants des "pionniers".


Jean-François Vallée


Nota bene : les erreurs orthographiques de nom de musiciens ou de morceaux sont d'origine.
       
     
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