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Wyatt par No Mad - Libération - 20 mai 1975
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Paris, un 8 mai. Le théâtre des Champs-Elysées : Henry Cow, Wyatt, Slapp Happy jouent ensemble. Organisé par le Club de Karaté de la Guimbarde : Bernard Torrent, Assad Debs, des gens qu'on a branchés. Un concert où trois heures avant qu'une seule personne ne soit arrivée devant la porte, Assad Debs nous confiait qu'il avait demandé la présence des cars de flics et qu'il n'hésiterait pas à les faire intervenir au moindre problème. Si on fait un petit speech sur l'organisation de ce concert et sur ces nouveaux petits requins de rock-biz, c'est parce qu'on en a gros sur la patate de s'être fait utiliser par eux pour qu'ils se lancent dans les affaires ; la récupération d'années de trip dans les fermes, baraques, appartements, bureaux, pour en arriver à ce que notre musique-pensée se fasse dans les conditions les plus dégueulasses socialement. Le lendemain, nous sommes allés voir Robert Wyatt pour lui demander s'il était conscient de la situation... Nous sommes partis dans un trip réflexion-discussion de deux heures.
WYATT : Le rock and roll, c'est le capitalisme pur... La musique que l'on fait est le dernier cri de l'aristocratie capitaliste. Quand le socialisme arrive, je dis au revoir, le rock bizz, c'est fini... Je trouve qu'il y a beaucoup d'hypocrisie à être musicien gauchiste. Ils veulent réussir la musique et garder l'alibi gauchiste... Ce sont les musiciens qui sont le cœur de cette corruption, l'innocence de ces pauvres artistes dans le monde cruel, je n 'y crois pas. Il n'y a pas besoin d'artistes produits, ils doivent disparaître avec la révolution. Les artistes donnent du plaisir dans des situations dégoûtantes. Les artistes, c'est le prestige de l'église, des rois, la plus-value de CBS, Virgin ou Coca-Cola...
Le pouvoir de la gloire et celui de l'argent sont la même chose, beaucoup se croient musiciens avec ce que cela implique d'élitisme. Faire un free festival, c'est aussi bien pour l'ego. Etre musicien privilégié au milieu des applaudissements, ça vaut bien 3000 francs. Faire des rock-festivals, c'est faire un produit d'importation de l'Ouest. Prends l'Angleterre, l'un des principaux produits d'exportation, c'est la musique. On n'a pas de voiture ou d'industrie qui rapporte autant... Le rock-bizz doit survivre.
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Trois jours dans une chambre d'hôtel déplanante, le concert et ce que cela implique... C'est pas vraiment drôle pour moi... Je suis un produit du capitalisme... Pour être honnête, je suis inutile parce que je n'ai pas l'enthousiasme. Je fais cela parce que je ne sais faire que cela et que toute ma façon de travailler est le résultat d'une éducation capitaliste. Je fais de la musique, j'accepte le jeu, les capitalistes font le reste et m'apportent ce dont j'ai besoin pour survivre.
Plutôt que de crier pour le prix des places, il ne faut pas aller aux concerts et jouer de la guitare ou autre chose, entre vous, chez vous. Pourquoi avoir besoin des Rolling-Stones ou d'autres, pour vous réunir ? Pourquoi rentrer dans le jeu d'une tête d'affiche pour que beaucoup de gens soient ensemble... Tout le monde peut et sait jouer... Le rock-bizz des "Led Zeppelin" dans les grandes salles, sans aucune acoustique, c'est pour que les gens arrêtent de penser. Mais en fait, ce qu'il faut, c'est acquérir le pouvoir de faire des choses ensemble.
Toute une discussion s'installait dans la tête... une discussion autour des visions possibles du monde... lucides, froides, chaudes, généreuses. Je crois qu'il faut se mettre ensemble pour générer une nouvelle façon de vivre. Construire une vie libre en amenant dans le quotidien une nouvelle énergie, une nouvelle perception du monde. Abandonnons le vieux monde... qu'il crève... car déjà nous vivons le nouveau dans nos rapports et nos délires...
Robert, si tu veux être utile à la nouvelle communauté libre, il faut jouer ta musique qui fait penser - planer - et trouver avec nous l'alternative qui empêchera que la musique se fasse dans des conditions dégueulasses. Nous pouvons tous jouer, et jouer c'est aussi organiser nos fêtes.
NO MAD
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