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 Wyatt Hotel - crisscross-jazz.com - décembre 2010





Wyatt Hotel

A l’heure où deux nouveaux disques (Gilad Atzmon et Sophia Domancich) se servent de sa voix comme d’un étendard des temps d’art maintenant levés, il était temps pour nous d’essayer de toucher du doigt l’essence qui alimente ce véhicule bio et diesel qu’est Robert Wyatt. Au point de publier un texte inédit faisant de troublantes révélations sur l’existence du chanteur-compositeur-batteur au grand choeur. Robert Wyatt serait-il un fantôme?


AVANT-PROPOS

« For the Ghosts Within ». Tel est le titre du dernier disque de Robert Wyatt. Ce titre dégage quelque chose de troublant. Car l’ombre de Robert Wyatt plane sur le jazz et plus généralement sur la musique moderne comme un fantôme sur un hôtel, tel les ectoplasmes classes qui surgissent de l’inconscient malade du Jack Nicholson de Shining. Mais pour l’homme de fer de la pop souterraine, ce serait l’inverse. Comme si Jack Nicholson-Robert Wyatt débarquait dans un hôtel qu’il a longtemps habité, faisant le service sans que personne ne s’en rende compte. Certains si. Tel Daniel Yvinec sur le premier album de l’ONJ, Sophia Domancich sur son dernier disque ou le saxophoniste israélien Gilad Atzmon qui vient de convier ce fantôme à chanter des standards du jazz, de Lush Life à Round Midnight en passant par In A Sentimental Mood. Tout le monde le sait: les spectres acteurs tels que Wyatt sortent toujours Round Midnight, mènent une Lush Life outre-tombe et laissent inévitablement échapper derrière eux comme une Sentimental Mood.


I.

Robert Wyatt est un fantôme. J’en suis sûr. Enfin, presque sûr. J’ai des preuves. Des preuves quasiment flagrantes. Et puis non, pas besoin de preuves, une preuve, ça peut toujours être récusée, une preuve, ça ne résiste que très rarement à l’épreuve de sa contre-preuve. Et puis les preuves, c’est comme les promesses, elles n’engagent que ceux qui y croient durs comme frères. Donc pas de preuves, une chose de réglée.


II.

Il suffit de se rendre compte qu’après 1975 et son accident qui ne lui a pas coûté la vie mais deux jambes, sa musique a changé de face, à jamais. Voici ma thèse. Ce jour-là, Robert Wyatt a chevauché la barrière, vous savez celle qui sépare les vivants (presque) morts des morts (à l’allure de) vivants. Depuis ce jour, son fantôme continue cependant à nous hanter, nous mortels aux grandes oreilles que nous sommes. Nos feuilles de chou, il s’en sert comme d’antennes pour faire passer ses messages. Bref, le trentenaire éternel nous mijote une sorte de radio d’outre-tombe. Mais enfin, c’était pourtant évident. A partir de « Rock Bottom », sa voix devient aussi fragile qu’un fil sur le point de casser sa pipe en mille morceaux. Et puis, ce vulgaire stratagème de la barbe blanche, quand même c’est gros comme une monumentale maison perdue dans une petite prairie. Cette allure de figure divine ou christique ou messianique sur le retour, ça ne vous a pas mis la puce à l’oreille? Doit-on en déduire qu’au Ciel, nous devenons tous des clones du Dieu à la toison blanche? L’idée fiche son lot de banderilles à l’épine dorsale, surtout pour les plus séduisants d’entre nous – car la beauté cachée des laids, des laids, se voit sans délai, délai, c’est bien connu.


III.

A tout ça, je ne vais pas vous mentir, j’y pensais plus ou moins, avec des hauts et débats avec moi-même. Et puis, j’ai appris qu’il sortait un nouveau disque, avec le saxophoniste Gilad Atzmon. Et que dans le même moment, il participait au nouvel opus de la pianiste Sophia Domancich. Le don d’ubiquité, je ne sais pas vous, mais pour moi, il n’y a qu’une seule genre de substance à la posséder: la fantomatique, l’ectoplasme, celle qui traverse les murs sans se cogner la tête, celle qui peut dire « va voir là-bas si j’y suis » et s’y trouver. Et puis, l’an dernier, on nous avait déjà fait le coup. L’ONJ de Daniel Yvinec s’était baptisé « Around Robert Wyatt « comme on inaugure d’un jet de Nabuchodonosor un bateau devenu ivre, du genre « oui, on a enregistré un disque avec sa voix, mais il n’était pas là en studio, il nous a envoyé les bandes, et blah blah bli et blah blah blah ». Comme disait Henri Michaux qui s’y connaissait en esprits divers et variés. « C’est surtout grâce à ton imbécillité que l’imbécillité de l’autre est pour toi si pleine. / Pourtant superficielle. Elle n’a guère que ta substance. » Hormis le retour de la substance (comme par hasard), ça veut surtout dire qu’il ne faut pas nous prendre pour des buses sans arrêts. Ma thèse puisqu’il faut tout vous dire: depuis 35 piges, le vieux Bob éponge une poignée d’élus auxquels il fait croire qu’il sort des disques à un rythme soutenu. En réalité, ces objets sonores – on les dit souvent « non identifiés » comme si c’étaient des extra-terrestres ou des soucoupes volantes, non, ce sont simplement comme des images mentales et auditives venues de l’au-delà – bref, je reprends: ces objets sonores donc nous sont transmis par le fantôme de Robert Wyatt. Comment choisit-il ces heureux auditeurs VIP de l’outre-tombe? Je ne saurais vous dire. Si j’en juge par ce que j’ai pu observer de mes yeux vus, il a sans conteste un don pour ne pas raser les mûrs (traduction: la chair fraîche, très peu pour lui, merci). Parfois il se tourne vers les moins de vingt ans, mais le jeunisme ne semble pas faire partie de sa philosophie de transmission sonore. Certes il est apparu à Björk à l’aube de ses quarante printemps, mais il ne tape que très rarement plus bas – enfin, il faut que j’arrête avec ma mauvaise foi, mais sans mauvaise foi aucune thèse à peu près crédible n’est possible, car j’avais oublié une audio-apparition pour les electro-popeux de Hot Chip et pour le rejeton féminin de Jan Garbarek, Anja. Enfin ça pèse pas lourd. Les quadra, les quinqua, les sexa, les septa, les octaves, c’est bien plus son fond d’apparition. Maintenant à la question: le fait-il exprès? Difficile à répondre, même s’il faut reconnaître que les fantômes ne fréquentent que très rarement la jeunesse. C’est comme ça, on ne peut rien y faire. Faut sans doute une certaine expérience de vie pour pouvoir les capter.




IV.

Il y a un autre point à ne pas négliger. Robert Wyatt est considéré comme l’un des fondateurs de l’école de Canterbury. Et qu’est-ce qu’on y trouve à Canterbury? Je vous le donne en mille: le fantôme décrit par Oscar Wilde. Tututu vous allez me répondre et vous ne seriez pas dans votre tort: le fantôme du Dandy Oscar était domicilié à Canterville et non à Canterbury. Certes, mais je vais me permettre, sauf votre respect, (« c’est pas que je m’ennuie, mais je vais me barrer » signifie « je m’ennuie, encore deux secondes de plus et je rejoins François Villon au paradis des pendus »; pareil pour « sauf votre respect », c’est un attentat larvé d’irrévérence.) Bref, sauf votre respect, je vais me permettre d’en placer pas une, mais deux. D’une part, comme Proust avec Balbec pour ne pas nommer Cabourg ou Kerouac avec Dean Moriarty pour ne pas se retrouver avec un procès au cul de Neal Cassady, il est évident que Canterville sous la plume d’Oscar Wilde résonne comme un Canterbury à peine maquillé. Et l’évidence ne tolère aucune contestation possible. Elle s’impose 6/0 6/0 6/0 un point c’est tout. Si l’évidence était un joueur de tennis, ce serait Nadal à Roland-Garros, faudrait vraiment qu’elle ait 40 de fièvre, une jambe cassée et un coup dans le nez pour ne pas s’imposer. Si l’évidence était une équipe de foot, ce serait Barcelone. Pour le pilote automobile, elle hésiterait entre Schumacher et Loeb et pour le cyclisme, elle prendrait Lance Armstrong, même si Jeannie Longo ferait très bien l’affaire. Bon, je n’étoffe pas la métaphore plus loin, je pense que vous avez saisi le truc. Et puis, à Canterbury, il y a eu un autre événement célèbre, le meurtre dans la cathédrale de l’archibishop Thomas Becket. C’est T.S. Eliot qui l’a raconté et lui s’y connaît sévère en fantômes. Oui, je pense aux Hollow Men que récite Marlon Brando dans Apocalypse Now, autre revenant, épouvantail, spectre fameux de l’imaginaire collectif.


V.

Et puis je n’ai jamais entendu parler de Robert Wyatt au journal de Jean-Pierre Pernaut, le miroir par excellence de la réalité. Si j’étais logicien (ce dont je m’abstiens volontiers), je m’aventurerais même à dire: Jean-Pierre Pernaut montre la réalité / Robert Wyatt ne passe pas au journal de Jean-Pierre Pernaut / Donc Robert Wyatt n’est pas réel. Alors que si le journal de Jean-Pierre Pernaut avait existé avant 1975 (ça demande un léger effort d’imagination, mais pas tant que ça, essayez donc), il aurait sûrement parlé de Soft Machine. De là à savoir si le reportage aurait été laudateur ou accusateur, je ne saurais m’avancer, mais au moins ça prouve… non j’avais dit pas de preuves, disons ça démontre que Robert Wyatt n’existe plus puisque Jean-Pierre Pernaut n’en parle pas. En tout cas, une chose est indubitable. Si Jean-Pierre Pernaut avait eu son journal en 1975, il aurait annoncé la disparition de Robert Wyatt, il ne se serait pas trompé lui.

VI.

Maintenant, je pose une autre question: à quoi bon savoir la vérité? A rien je vous l’accorde, nada, dalleque, quequette. La vérité ne sert jamais à rien de toute manière. La franchise pourquoi pas, la diplomatie why not, l’hypocrisie ça peut être bien utile, la cautèle vous en reprendrez bien une part allez faut pas gâcher, mais la vérité, non, c’est vraiment une perte de temps (et si Robert a du « why » dans son patronyme, c’est pour nous éviter le tracas des bi-causes, celles qui peuvent expliquer le tout et son contraire).


VII.

Je pourrais continuer longtemps comme ça et vous faire ingurgiter de force toute une liste d’arguments comme on nous force à manger deux ou trois agrumes par jour. Non, les listes, c’est pour les mariages et les commissions, deux sujets qui n’ont pas leur place ici, ni au royaume (ou dictature ou république ou empire, faudrait qu’on se penche sur ce problème avant qu’il ne soit trop tard) des spectres. Je me contenterai donc d’une ultime remarque – d’autant que je finirai par un septième chapitre (malmener et jouer du chiffre sept quand on manie l’au-delà, ça fait toujours son petit effet). Sur la pochette intérieure de « Comicopera », l’un des derniers opus de l’homme de fer qui aiguise le faire, il est inscrit texto « You can’t see me but I’m here, I’m particles in the air. » Et comme si ça ne suffisait pas, Robert s’adresse, dans la chanson inaugurale du recueil, à ceux qui ont les antennes pour le capter: « So, if you can hear me, / if you’re still there, / stay tuned, / I’ll get back to you ». Alors, là, de deux choses l’une: soit, Wyatt rend sa condition spectrale tellement évidente que personne ne la voit – une condition qui deviendrait solaire à force d’être fantomatique, comme un astre qui nous illumine sans cesse, mais qu’on ne peut jamais regarder dans les yeux; soit (et ce n’est pas antinomique), il nous annonce très clairement sa réincarnation prochaine. Alors, ce serait couillu de sa part, car ça aurait un petit parfum de resucée, cet acte de ressusciter, d’autres s’y sont déjà frottés et se sont brûlés les ailes – mais cela expliquerait le parfum de cantique qui s’échappe de nombre de ses morceaux, jusqu’au chant de Noël de « Nothing Can Stop Us » (Red Flag). A l’inverse de prestigieux et précédents confrères, Robert Wyatt aurait donc déjà composé et rédigé son évangile avant même de revenir de parmi les morts. Ça aurait de la gueule.

Texte: Clopin Trouillefou / Illustration: Dudley A. Zmuda (d’après une photo de Renaud Monfourny).


Réédition des « classic albums » de Robert Wyatt chez Domino Records: « Rock Bottom », « Ruth Is Stranger Than Richard », « Nothing Can Stop Us », « Old Rottenhat », « Dondestan Revisited », « Robert Wyatt & friends, Theatre Royal Drury Lane 8th September 1974"…

Sortie le 13 décembre du single What a Wonderful World (Domino Records)
« For The Ghosts Within’ » de Robert Wyatt-Gilad Atzmon-Ros Stephen (Domino Records)

« Snakes and Ladders » de Sophia Domancich (Cristal Records) avec notamment John Greaves, Napoleon Maddox, Simon Goubert… Concert de sortie du disque jeudi 9 décembre à 20h30 au Triton des Lilas.

       
     
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